Nous reproduisons ci-après la lettre ouverte écrite par les travailleur·euses de Don’t Nod, à leur demande. À l’heure actuelle (7 novembre à 12h30), cette lettre a été signée par près de 150 personnes du studio parisien, soit plus de la moitié de son effectif.
Cette lettre s’adresse à la direction de Don’t Nod ainsi qu’à ses salarié·es. Elle a pour but d’expliquer notre consternation vis-à-vis des décisions prises par le studio depuis plusieurs années, qui ont aujourd’hui mené à ce PSE.
Ce plan de licenciement qui prévoit de virer jusqu’à 69 personnes de l’entreprise, la direction le justifie par le « contexte économique difficile de l’industrie » sans se remettre elle-même en question. Or, en tant que travailleur·euses de l’entreprise nous savons que ces échecs sont dus à une succession de manquements et de mauvaises décisions de la direction. Nous tous et toutes alertons sur ces manquements depuis des années, sans que la direction ne nous écoute. Au final, c’est nous qui payons aujourd’hui le prix de ces décisions absurdes avec ce PSE.
Nous, salarié·es de Don’t Nod, sommes absolument contre l’application de ce PSE qui, bien loin de sauver l’entreprise, va en réalité la condamner.
Une spirale de décisions irresponsables
Folie des grandeurs et stratégie court-termiste
La direction prend des décisions impulsives sans mesure des conséquences et sans vision à long terme :
Réorganisations constantes et contradictoires, annulation de projets en cascade. Depuis deux ans, nous avons assisté à de nombreux départs : directeur général adjoint, directeur de la production, directeur financier, directeur technique studio, business developer, directeur narratif, producteur exécutif, plusieurs game directors, et même dernièrement notre DRH, qui démissionne quelques semaines avant l’annonce de ce PSE après l’avoir nié pendant des mois.
En 2018, la direction de Don’t Nod décide d’entrer en bourse. En 2020 elle crée un nouveau studio à Montréal, en 2021 elle se lance dans l’autoédition, puis dans l’édition de studios tiers. En mai 2022 Don’t Nod annonce 6 lignes de productions simultanées en interne. Comment s’en sortir avec une telle folie des grandeurs ?
Ce chaos stratégique aboutit aujourd’hui à des suppressions d’emplois, dans une période où trouver du travail dans le jeu vidéo est particulièrement difficile.
Pourtant, Don’t Nod profite de financements publics conséquents : CIJV (six millions d’euros par an), CNC, et France 2030 auquel notre PDG a candidaté sans consulter les équipes concernées, pour un projet flou et vide de sens, promouvant notamment l’usage de l’IA générative.
Comment peut-on espérer faire fonctionner l’entreprise avec une direction du studio inconséquente, qui n’apprend pas de ses erreurs, bien qu’ayant déjà vécu un redressement judiciaire en 2014 ?
C’est nous, travailleur·euses, qui en subissons les conséquences malgré nos nombreuses alertes.
Une gestion dangereuse des équipes et des projets
La direction semble lancer des projets sans vision sur le long terme.
Cela cause de nombreux changements de direction des projets, le non-respect des scopes prévus, voire l’arrêt complet de projets. Ces changements incessants provoquent des pertes massives de travail, un épuisement des équipes, et des projets aux airs de créature de Frankenstein.
En février, suite à une enquête Qualité de Vie au Travail et après un rapport d’expertise externe, le CSE de Don’t Nod notait une stagnation du recrutement et une augmentation de la taille des projets. Pire encore, les profils intermédiaires et seniors sont remplacés par des profils juniors, et les contrats proposés de plus en plus précaires. De tout cela résulte une perte de connaissance et de productivité à l’échelle de l’entreprise.
À l’inverse, les différentes réorganisations et annulations de projets ont parfois provoqué d’importants sur-effectifs sur de longues périodes. Certain·es d’entre nous ont passé plusieurs semaines sans affectation, par exemple suite à la suppression de la ligne Jusant. Des leads se sont retrouvé·es en doublons, et n’ont eu d’autre choix que d’accepter d’être « rétrogradé·es ».
Ces deux dernières années, quatre lignes de productions sur six ont été supprimées à Don’t Nod Paris, dont celle de Jusant. Or, démanteler une équipe, c’est démonter un savoir d’organisation et de compétences non applicables sur d’autres projets, ou à reconstruire entièrement. Pour la ligne de Jusant notamment, faire une suite avec la même équipe et les mêmes technologies aurait permis de surfer sur le succès du jeu, avec un coût largement réduit.
Dans la même veine, les postes « directeur·ices métiers » inter-projets ont été supprimés, portant un sacré coup à l’échange de connaissances et à l’harmonisation des pratiques entre les projets du studio dont iels étaient garant·es.
Le maintien au fil des projets des mêmes personnes aux postes clés mène à une « starification » de ces dernières. Cela débouche sur un manque d’écoute du reste de l’équipe, voire du mépris.
En conséquence, les équipes en pâtissent, les projets prennent du retard et perdent en qualité.
La réalité derrière une façade progressiste
Souffrance au travail
Il semble désormais évident que la direction et sa stratégie d’entreprise font passer la croissance et les profits avant les conditions de travail et la sécurité des emplois, malgré nos avertissements incessants.
Les virages stratégiques et artistiques des projets, voire la fermeture complète des lignes de production, provoquent une perte de sens et de motivation des équipes. Il est impossible de se projeter sereinement sur une production, de s’investir dans de nouveaux projets en sachant que ceux-ci ont toutes les chances d’être annulés.
Les équipes ont dû faire face à un sous-effectif de plus en plus prononcé, puis à la réduction d’évènements collectifs pourtant cruciaux pour un studio en majorité en télétravail.
S’ajoutent à ça les problématiques de périodes intenses de rendu où les heures supplémentaires s’enchaînent, ou plus généralement une quantité de travail si lourde qu’elle nous laisse en flux tendu permanent.
En parallèle, depuis quelques années, nous observons une précarisation des emplois par la transformation de postes permanents en CDD, freelance et intermittence.
Certain·es salarié·es parmi les plus ancien·nes choisissent de quitter l’entreprise, fatigué·es de ne pas être écouté·es et de ne plus savoir comment rassurer leurs équipes. La direction ne fait rien pour endiguer cette fuite des seniors, n’annonçant aucune volonté d’amélioration des salaires ou des conditions de travail.
Bien qu’une enquête sur les risques psycho-sociaux ait été promise par le PDG il y a 8 mois, la direction s’en dédit alors qu’elle lance un PSE, et se contente de rediriger vers une ligne d’écoute psychologique via un numéro vert, une solution largement insuffisante et impersonnelle.
Culture et valeurs de l’entreprise
La direction s’illustre régulièrement par la grande légèreté avec laquelle elle traite de sujets pourtant très importants, se contentant de formules creuses et de dispositifs de sensibilisation contre les VSS et le racisme complètements désuets. En interne, la direction se cantonne au minimum sur tous les sujets liés aux personnes minorisées, en contradiction avec le message de nos jeux et de l’image publique du studio.
Nous sommes pourtant encore très loin de la parité, et les femmes sont globalement à des postes subalternes (statut employée plutôt que cadre) et plus junior. Malgré des chiffres affichés proches de la moyenne nationale de 24% de femmes dans l’industrie, on constate une réalité qui diffère au sein des équipes de production, les femmes y étant largement sous-représentées. L’immense majorité des postes clefs du studio est occupée par des hommes, et il n’y a jamais eu une seule femme au poste de game director. Pourtant le studio canadien progresse sur ces sujets sans que ces avancées puissent être transposées à Paris, comme la mise en place du congé menstruel.
Le site web du studio précise pourtant que « Prendre soin les uns des autres est au cœur de tout ce que nous faisons et constitue le thème central de nos valeurs ».
Une direction hors-sol qui n’écoute plus personne
Mépris de la direction envers les travailleur·euses
Bien qu’elle prétende le contraire, la direction n’est pas à l’écoute des travailleur·euses. Elle ignore nos souffrances, répond aux questions qui lui sont posées de manière floue et tente systématiquement de se dédouaner lorsqu’un reproche lui est fait.
En 2023, une enquête en interne montrait qu’à peine 35% des salarié·es étaient en phase avec la direction stratégique. La direction donna pour seule réponse que les salarié·es ne comprenaient pas la stratégie et que cela serait résolu par une énième réorganisation.
Cet usage constant de la langue de bois ne fait qu’accentuer le manque de transparence vis-à-vis des salarié·es qui ont le sentiment de ne pas être écouté·es, et pris pour des idiot·es.
Par ailleurs, la direction s’offre des cadeaux via des promotions, des primes, des actions ou encore des séminaires luxueux, tandis que, dans le même temps, nos salaires sont ridiculement bas et les contrats de plus en plus précaires.
Sabotage du dialogue social
Le CSE participe également aux remontées de terrain, aussi bien en réunion ordinaire que dans ses avis rendus. Systématiquement, la direction esquive, ou répond à côté avec arrogance, condescendance et infantilisation.
La direction fait comme si le CSE n’existait pas, laissant régulièrement leurs communications et les résultats de leurs informations-consultations pour lettre morte en dépit de l’obligation légale d’y répondre. Leurs autres prérogatives sont régulièrement bafouées ou nécessitent l’argumentation des élues, en particulier dès qu’il s’agit d’informer et consulter sur les sujets impactant les conditions de travail.
Pendant toute la période de l’annonce du projet de PSE en amont de la R1, seul le CSE était capable de répondre avec transparence et sans langue de bois aux salarié·es, alors que la direction pataugeait dans son récit.
Quel avenir pour Don’t Nod ?
Un PSE qui condamne l’entreprise
Le sous-effectif est déjà présent depuis longtemps dans l’entreprise et a même encore été relevé par la dernière enquête QVT. La seule réponse apportée par la direction étant le licenciement de près d’un tiers des salarié·es, cela ne peut être vu que comme une tentative destinée à rassurer les investisseurs.
De plus, cette perte ne se limitera pas à 69 salarié·es car viendra s’ajouter à cela le non-renouvellement des contrats courts en CDD, Freelance et intermittence. Comment espérer pouvoir sortir les projets dans ces conditions sans remettre en question leurs scope ou calendrier ?
Ces licenciements sans aucune autre forme de remise en question de la part de la direction ne font que confirmer sa volonté de continuer sa stratégie actuelle tout en mettant en péril les conditions de travail des salarié·es restants suite à ce PSE. Cela ne peut que déboucher sur d’autres PSE à la suite de ce premier, voire condamner définitivement l’entreprise.
Luttons pour notre Don’t Nod
Don’t Nod est l’une des rares entreprises de jeux vidéo à proposer du télétravail à temps plein, elle a pu proposer par le passé des contrats à durée indéterminée et défend une ligne éditoriale bien plus progressiste que ses concurrents. C’est pour toutes ces raisons que nous souhaitons nous battre afin que les valeurs de l’entreprise puissent un jour être à la hauteur de ses ambitions.
Il est nécessaire que la direction soit à l’écoute des salarié·es, reconnaisse avoir fait des erreurs et prenne enfin ses responsabilités afin de pouvoir apporter des mesures concrètes à tous les points soulevés dans cette lettre ouverte.
Nous voulons sauver l’entreprise, mais pas au prix de licenciements injustifiés ou de conditions de travail dégradées.