Baromètre 2022 du STJV : ce que disent les chiffres

Le mois dernier, nous avons publié notre baromètre 2022 sur les travailleur‧ses du jeu vidéo. Les chiffres bruts disent déjà beaucoup sur notre industrie, mais il est aussi nécessaire de les analyser et de regarder de plus près ce qu’ils révèlent politiquement. Et ce n’est pas très beau à voir.

L’obstacle des études et de l’entrée dans l’industrie

Avec un coût moyen de 25 000 € par étudiant‧e passant par un‧e école privée, les études de jeu vidéo sont indéniablement chères.

Plus d’un tiers de ces étudiant‧es ont recours à un prêt bancaire pour financer leurs études, ce qui signifie qu’iels sont endetté‧es avant même le début de leur vie active. Iels mettent plusieurs années à rembourser ces prêts, durant lesquelles une large partie de leurs revenus y est alloué.

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : accès au 1er contrat dans l'industrie. 48,2% des travailleur‧ses trouvent du travail dès la sortie de leurs études, 17,3% mettent plus d'un an à trouver un 1er emploi.

Pourtant, après leurs études une portion importante des travailleur‧ses ne trouve pas de travail tout de suite. Une personne sur 6 met plus d’un an à trouver un emploi, durée pendant laquelle iels vivent la boule au ventre, dans la peur de le première échéance de remboursement de leur prêt.

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : situation à la sortie des études. 40% des travailleur‧ses sont en CDD, 24% en CDI, 12% sont indépendant‧es, 19% sont sans emploi, 5% sont en stage.

Et avoir un travail n’est pas une libération, car les travailleur‧ses finissent majoritairement avec un statut précaire après leurs études. Seulement un quart d’entre elleux ont un emploi stable, les autres doivent encore et toujours vivre dans la crainte de finir sans emploi à court terme.

Tout semble fait pour empêcher les travailleur‧ses de rentrer dans l’industrie. Ce système favorise ainsi la reproduction sociale, c’est-à-dire que seules les personnes issues de milieux aisés peuvent y rentrer. On a donc une homogénéité sociale dans l’industrie. Les efforts du patronat pour faire semblant de lutter contre n’y changeront rien, car au contraire cela les avantage, en asservissant économiquement les nouvelles‧aux entrant‧es dans l’industrie.

L’impossibilité de faire carrière

Après une entré‧e très précaire dans l’industrie, les peines des travailleur‧ses ne sont pas finies : les carrières longues sont rares dans le jeu vidéo.

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : expérience dans le secteur du jeu vidéo. 11,3% des travailleur‧ses ont moins d'un an d'expérience, 49,5% entre 1 et 5 ans d'expérience, 23,7% entre 5 et 10 ans, 10,3% entre 10 et 15 ans, 3,9% entre 15 et 20 ans, 1,3% plus de 20 ans.

Notre baromètre montre que 61% des travailleur‧ses ont moins de 5 ans d’expérience, et que 85% d’entre eux, soit l’écrasante majorité, moins de 10 ans d’expérience. Pourtant, l’industrie du jeu vidéo française existe depuis les années 80, et a donc plus de 30 ans d’existence.

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : ancienneté dans l'entreprise actuelle. 27,9% des travailleur‧ses ont moins d'un an d'ancienneté, 55,8% entre 1 et 5 ans d'ancienneté, 11,1% entre 5 et 10 ans, 3,6% entre 10 et 15 ans, 0,8% entre 15 et 20 ans, 0,8% plus de 20 ans.

De plus, près de 84% des travailleur‧ses ont moins de 5 ans d’ancienneté dans leur entreprise actuelle, il semble donc impossible de faire carrière dans une même entreprise. Et quand on regarde les données salariales de notre enquête, difficile de ne pas constater, outre quelques cas particulier, que l’évolution salariale est relativement normale jusqu’à 5 d’expérience dans l’industrie, mais stagne après.

La pression, les mauvaises conditions de travail, les bas salaires, les discriminations, les horaires qui empêchent la vie de famille, et de nombreuses autres raisons systémiques poussent les travailleur‧ses à changer de métier ou d’industrie après quelques années.

Les travailleur‧ses quittent l’industrie car iels n’y ont pas d’avenir.

Et le patronat ne vois pas d’intérêt à changer la situation : les entreprises cherchent sciemment à maintenir leurs coûts de production le plus bas possible en exploitant volontairement des personnes jeunes, en sortie d’études.

La réalité factuelle du crunch

Le crunch, des périodes de travail intenses où les directions d’entreprises demandent ou incitent les travailleur‧ses à travailler au delà de ce que leur santé peut supporter, est quasi toujours nié par le patronat. Anne Devouassoux, présidente du SNJV, principal lobby patronal du secteur, déclarait au magazine Têtu en mai dernier que « Le crunch n’existe pas dans l’univers professionnel actuel. ».

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : crunch sur la dernière année. 22,5% des salarié‧es estiment avoir effectué au moins une période de crunch au cours de l'année écoulée

Notre enquête montre pourtant que c’est une pratique très présente, avec près d’un quart des travailleur‧ses déclarant en avoir subi dans la dernière année. L’approche annuelle que nous avons choisi objective la récurrence du crunch, mais masque qu’une production peut durer plusieurs années. Nous estimons donc que la proportion de jeux sortis en ayant eu recours au crunch est plus élevée encore.

On voit aussi que les travailleur‧ses plus âgé‧es déclarent subir plus de crunch, ce qui laisse penser que, grâce à leur expérience, iels arrivent mieux à l’identifier. Ce chiffre est donc sûrement très sous-estimé.

Pour défendre sa classe, la présidente du SNJV poursuivait dans le même article en expliquant « [qu’i]l existe des heures supplémentaires travaillées, sur la base du volontariat. Celles-ci sont rémunérées et encadrées par la loi »

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : compensation des périodes de crunch. 29,8% des salarié‧es n'ont aucune compensation, 22,9% n'ont que de la "reconnaissance", 14,8% ont des congés, 11,5% une prime et 21% des heures supplémentaires payées.

Les faits lui donnent une nouvelle fois tort, puisque plus de la moitié des travailleur‧ses ne sont pas payé·es pour leurs périodes de crunch. On rappellera d’ailleurs que le versement de primes pour payer des heures supplémentaires est illégal et constitue du travail dissimulé si elles ne sont pas inscrites sur les bulletins de salaires.

En concentrant une grande quantité de travail dans peu de temps, le crunch vise à palier l’absence d’investissement dans la gestion des productions de jeu vidéo et les problèmes causés par la structuration dictatoriale des entreprises. Il constitue un mode de management à part entière. Les dégâts que le crunch cause à la santé des travailleur‧ses sont le résultat de choix politiques conscients.

La non-reconnaissance des études et des compétences

Notre baromètre a permis d’objectiver un fait bien connu dans l’industrie : l’inadéquation entre le niveau d’étude et le statut en entreprise.

On constate qu’environ 90% des travailleur‧ses du jeu vidéo ont niveau d’étude correspondant au moins à un Bac+3, et même que plus de 60% d’entre elleux ont un diplôme de niveau Bac+5.

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : niveau de formation des travailleur‧ses. 4,6% ont un niveau bac, 5,9% un niveau bac+2, 28,1% un niveau bac+3 ou bac+4, 61,4% un bac+5 ou plus.

Les formations spécialisées courtes (Bac+2 ou moins) sont extrêmement rares, et les entreprises demandent systématiquement un niveau d’études élevé lors des recrutements.

Dans le même temps, plus de 40% des travailleur‧ses du jeu vidéo sont au statut ETAM.

Statistiques du baromètre 2022 du STJV : catégorie socio-professionnelle. 41,6% ETAM, 46% cadre, 11,9% indépendant‧e, 0,3% intermittent‧e, 0,2% enseignant‧e chercheur‧e

Or, ce statut est normalement prévu pour les postes nécessitant des niveaux de formation allant du BEP au BTS. Dans la convention collective Syntec, qui couvre la majorité de l’industrie, c’est même encore plus clair : tous les postes nécessitant un niveau d’études supérieur à Bac+2 sont réputés relever du statut cadre. En ce sens, nous considérons que tous les métiers du jeu vidéo relèvent du statut cadre, puisqu’ils requièrent des formations longues, de l’autonomie et des connaissances théoriques étendues.

Les entreprises refusent pourtant de passer les salarié‧es sous ce statut, et pour des raisons faciles à identifier :

  1. Les salaires minimaux sont plus élevés chez les cadres que chez les ETAM, et ils évoluent de manière plus favorable pour les travailleur‧ses. Très souvent, les salaires minimaux des cadres sous Syntec sont supérieurs aux salaires minimaux pratiqués par les entreprises du jeu vidéo. C’est particulièrement vrai dans les départements conceptions (game & level design, etc.) et art (animation, concept art, etc.).
  2. Les cotisations sont plus basses pour les ETAM que pour les cadres. Couplé aux salaires plus faibles, cela permet aux entreprises d’économiser sur leurs cotisations patronales, au détriment des services publics et de la solidarité nationale.

En plus de nous refuser d’être mieux payé‧es et d’avoir accès à de meilleurs services publics et une meilleure retraite, les entreprise refusent aussi de reconnaître nos compétences et notre travail en forçant les travailleur‧ses à travailler avec les grades les plus bas possibles.

Conclusions générales

Via ces points analysés, mais aussi grâce aux autres données du baromètre, on arrive à un constat navrant : à partir des études et tout au long de la carrière, tout semble fait pour que les travailleur‧ses aient envie de quitter l’industrie du jeu vidéo. Pour la majorité d’entre elleux, celle-ci ne leur offre pas d’avenir, pas d’horizon vers lequel se tourner.

À force de soutien juridique, d’enquêtes, de mandats syndicaux et CSE, une vérité se confirme de plus en plus : les directions d’entreprises et les groupes n’ont aucune stratégie ou réflexion à long terme. L’industrie est organisée pour que les patron‧nes s’en mettent plein les poches, avec un mépris total pour les travailleur‧ses, leurs carrières, leurs emplois, les jeux qu’iels produisent et leur capacité à s’exprimer.

Une industrie où les les travailleur‧ses n’ont pas d’avenir n’a pas d’avenir non plus. Puisque nos patron‧nes s’en moquent, et puisque la majorité d’entre nous a toujours envie de faire des jeux vidéos, la solution qui s’offre aux travailleur‧ses est de prendre en main l’avenir de l’industrie du jeu vidéo elleux-même.

Revendications des travailleur‧euses

Dans notre baromètre, nous avons demandé aux travailleur‧ses leurs revendications :

Revendications

Sans surprise, celles-ci portent d’abord sur le temps et les conditions de travail, en particulier les salaires, le télétravail et la semaine de 4 jours. Mais nombreux‧ses sont celleux à réclamer aussi une meilleur formation au long de la carrière, une meilleure gestion des projets, une meilleure transparence, la prise en compte de leur avis…

Les travailleur‧ses savent très bien identifier les problèmes causées par leurs entreprises et comment les résoudre, et il est temps de les laisser le faire à la place de leurs hiérarchies.

Comptes
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