Cet article est une sous-partie d’un grand dossier sur les études de jeu vidéo publié par le STJV. Vous retrouverez le sommaire de ce dossier, et les liens vers toutes ses parties, ici : https://www.stjv.fr/2021/09/dossier-sur-les-etudes-de-jeu-video/
Les études de jeu vidéo habituent donc les étudiant‧es à travailler dans de mauvaises conditions, en étant surchargé‧es de travail et en devant s’organiser et trouver des solutions aux problèmes seul‧es, sans soutien. Ce qui contrevient à la principale mission des écoles : l’apprentissage. Elles les exposent également à des ambiances sexistes (souvent catégorisées par le terme « boys’ club ») et à du harcèlement, tout en tombant dans le favoritisme envers des personnes aux comportements nocifs, voire dangereux. Enfin, en leur promettant monts et merveilles pour des carrières dans un milieu de passioné‧es, en les dépossédant de leur travail et en ignorant sciemment le droit du travail, elles les poussent vers la précarité.
Tous ensemble, ces problèmes s’accumulent pour dévoiler la véritable fonction de l’enseignement tel que conçu dans le jeu vidéo (et beaucoup d’autres industries) : les écoles servent l’industrie et les entreprises, pas leurs « client‧es », c’est à dire les étudiant‧es. Que cette fonction soit consciente ou non chez les directions d’écoles importe peu, car le résultat reste le même quelle que soit l’intention.
Le premier résultat de cette mise au service de l’industrie se caractérise par des études qui assurent une présélection des futur‧es travailleur‧ses pour les entreprises. Si cela s’opère dès l’entrée, comme dit précédemment, le coût matériel et les conditions d’études terminent de procéder à l’élimination des personnes fragilisées, minorisées et handicapées. Les personnes « non conformes » qui arrivent à rentrer dans les études de jeu vidéo subissent une pression en continu au cours de leurs années d’études, qui les pousse vers la sortie. Parmi le peu de chiffres disponibles sur l’industrie française du jeu vidéo, on en trouve deux très parlants dans le baromètre annuel du SNJV qui exposent l’ampleur du problème pour les femmes, une des catégories de personnes discriminées parmi tant d’autres : il indique pour 2019 un pourcentage de 26 % de femmes dans les écoles de jeu vidéo, mais seulement 14 % de femmes dans les entreprises de l’industrie. Ceci témoigne des discriminations à l’embauche mais aussi des abandons, nombreux, de femmes au cours de leurs études.
Cette présélection permet aux entreprises de s’assurer que la majorité des personnes qu’elles recrutent seront « adaptés » à l’industrie, ou suffisamment « dociles » pour souffrir en silence, et qu’elles n’auront donc pas besoin d’adapter leurs bureaux, méthodes et organisations de travail, leur économisant ainsi de l’argent. Elle a également pour effet d’uniformiser l’industrie : socialement, en gardant une majorité d’employé‧es issues de classes moyennes et supérieures, et culturellement, en s’assurant que les idées, thèmes et intentions apportées par les travailleur‧ses ne sortent pas trop du cadre actuel de l’industrie. Les efforts pour inciter les étudiant‧es à créer des jeux « marketables » et le favoritisme qui en découle envers les étudiant‧es qui rentre dans le moule du secteur, participent énormément à cette uniformisation culturelle. Et ce alors que l’industrie gagnerait à laisser plus de champ à l’exploration de nouvelles thématiques et mécaniques.
En plus de cette sélection sociale, les écoles participent également très activement à un formatage des étudiant‧es, les poussant à accepter des conditions de travail dégradées en studio. Les enseignements y sont majoritairement techniques, pour répondre aux listes de prérequis des offres d’emploi, et ne se soucient guère de la socialisation et du bien-être au travail des étudiant‧es. Les cours abordant le droit du travail, les relations en entreprise et les problèmes qu’on y rencontre sont rares. Mais cela est d’une certaine manière compréhensible, puisque ces mêmes problèmes sont présents en écoles (en témoigne le nombre d’entre elles qui ne respectent pas le droit du travail). Dans les quelques écoles en proposant, ils sont particulièrement axés sur l’entrepreneuriat, ce qui a de multiples utilités pour le patronat :
- faire rêver les élèves qui voudraient fonder leur propre studio ;
- les faire penser comme des patron·nes ;
- les pousser vers des situations précaires comme l’auto-entrepreneuriat
- les détourner des recours légaux auxquels iels ont accès.
« pour se faire embaucher à coup sûr, vous prenez le statut d’auto-entrepreneur et vous demandez la moitié du SMIC horaire pour un temps plein »
Propos rapporté d’un·e responsable à l’école Bellecour
« Pendant un cours « contrat et loi », on nous a expliqué qu’en cas de problème, aller aux prud’hommes, c’était prendre le risque d’être « flagué » comme un emmerdeur »
Ancien·ne élève d’une école de jeu vidéo
Les écoles ne proposent pas que des interventions de professionnel‧les et entreprises souhaitant partager leur savoir. Y sont également invités des professionnel·les venant simplement faire de la publicité de leurs produits, méthodes de production ou studio tels des VRP, ainsi que les lobbies patronaux (dont les écoles sont souvent membres). Il est ainsi presque impossible d’échapper à la propagande patronale décontextualisée lors de ses études, dont le but reste d’apprendre aux étudiant‧es à aimer les conditions de travail dégradées de l’industrie.
« [Nous avions] des interventions de « professionnels » du JV pour nous apprendre à cruncher comme il faut. […] Nous étions conditionnés à apprécier ça. Dans nos têtes c’était fantastique. »
Ancien·ne élève d’une école de jeu vidéo
Ces professionel·les en viennent aujourd’hui à venir directement sélectionner les étudiant‧es dans les écoles. Cela se fait avant tout à travers les jurys de projets, souvent abordés par les étudiant‧es et membres du jury comme des simili-entretiens d’embauche, à fortiori car ces moments sont présentés par les écoles comme des opportunités pour les entreprises de prospecter. De manière assez habituelle, ces jurys sont composés de professionnel‧les qui se sont porté·es volontaires après une annonce ou proposition des écoles, parfois relayée et approuvée en interne par les entreprises. Ce qui passe pour une initiative louable au premier abord, s’apparente une fois de plus à du travail gratuit au profit des écoles, aux nombreux effets pervers. En effet ces volontaires ne sont quasiment jamais qualifié‧es pour évaluer du travail étudiant, et leur présence peut répondre a des motivations très variées et très personnelles, parfois graves, certain‧es y voyant une opportunité de dénigrer le travail d’étudiant‧es, voire de les harceler. Leur présence participe également à la reproduction et l’uniformisation des productions de l’industrie, en favorisant les projets proches de leurs goûts personnels et de ce qu’iels produisent elleux-mêmes.
« L’école *** recherche des pros pour son jury de fin d’année. […] C’est l’occasion rêvée pour aller encourager les jeunes et/ou aller passer vos nerfs sur eux »
Mail interne d’un studio français
La présence directe, à tous les niveaux, des professionnel‧les et représentant‧es des entreprises de l’industrie brouille la frontière entre celle-ci et les écoles, en assurant notamment la promotion de l’industrie au détriment de l’information des étudiant‧es sur ses réalités beaucoup moins enviables. Que cela soit conscient et/ou assumé ou non, le but des écoles reste de fournir des machines productives aux entreprises, pas de préparer des personnes à vivre leur travail dans les meilleures conditions. Les interventions du STJV en école, que nous faisons depuis plusieurs années et durant lesquelles nous initions les étudiant‧es au droit des stages, du travail et aux réalités de l’industrie, essaient de pallier à leurs déficiences et de contrebalancer la présence des lobbies patronaux en leur sein. Nous continuons nos efforts en ce sens et restons disponibles, dans le but d’en faire dans le plus d’écoles possibles. N’hésitez pas à nous contacter.